Première fois pour Iroco : nous nous sommes rendus à Numérique en Commun[s], la conférence portée par l’ANCT. Nous avons retrouvé à Chambéry tout notre écosystème ou presque, autour des communs et du numérique “responsable”. Retour sur ces deux journées.

Arrivés par le premier TGV dans la “Cité des Ducs” au milieu des montagnes à 9h30. Après un petit tour, nous rencontrons une première tête connue de beta.gouv que nous accompagnons pour se chauffer à notre première session “Quels freins pratiques au fonctionnement et développement des communs”. Dans ce format “regards croisés”, sont évoqués entre autres, les problèmes d’acculturation des organisations à l’opensource, le passage à l’échelle, des blocages du côté des décideurs et les marchés publics. Un peu abrupt comme introduction, mais c’est agréable de retrouver cette communauté engagée autour de l’opensource et des services publics. Ça nous permet de mieux comprendre les différents acteurs : DINUM côté État et ANCT, créée en 2020 pour le lien entre l’État et les territoires et qui a aussi ses projets numériques.

Le temps de filer à la plénière, et c’est parti pour une conférence mettant en avant 7 principes :

  • Débattre
  • Tempérer
  • Faire ensemble
  • Éduquer
  • Améliorer
  • Ouvrir
  • Harmoniser

Retrouvailles

Après une plénière très protocolaire (il y a des huiles), nous avons le plaisir de retrouver une grande partie de notre écosystème (par ordre d’apparition) /ut7, Fairness, Hubblo, Boavizta, les devs de la DINUM, Open Terms Archive, Conviviel, Le Mouton Numérique, GreenIT et même Viginum. Ça promet d’être riche.

Sobriété numérique et enjeux planétaires

Après le déjeuner, nous partons en promenade “Explorer la matérialité du numérique au détour des rues de Chambéry”. Cécile Diguet (Studio Dégel) et Thomas (Le Mouton Numérique) nous expliquent avec un mégaphone les différentes infrastructures numériques qui sont sous nos yeux mais que nous ignorons la plupart du temps : antennes 4G, 5G, lignes téléphoniques, optiques, boîtiers de raccordement, serveurs, routeurs, antennes wifi de la ville. L’occasion de rappeler les chiffres (en dataviz Lego! et à la craie sur les pavés) de l’augmentation de l’usage du numérique.

Dataviz sur le trottoir Dataviz en Lego

photos du Mouton Numérique

Ce sera l’occasion de faire la connaissance de Cécile, qui est intervenue dans cet épisode d’Interception sur France Inter à propos des centres de données et de leurs impacts.

Beaucoup de verrous, peu de leviers, à quand un numérique plus sobre ? : c’était la question que nous posaient Françoise Berthoud (CNRS) et Laurent Lefèvre (INRIA, ENS Lyon). Ils nous ont fait plancher en petit groupes sur les verrous et les leviers. Ils décryptaient ensuite avec leur grille de lecture. Pour les verrous, ils proposent 4 dimensions :

  1. Sociaux et technologiques : 22 licornes sont toutes basées sur du numérique. Il n’y a pas de consensus sur les impacts du numérique. La plupart des logiciels sont non réparables, non modifiables et non partagés ;
  2. Individuels et psychologiques : nous avons des dépendances au sens fonctionnel et psychologique (avec la dopamine par ex) du terme. Les gens sont fascinés par l’attrait de la nouveauté et la croyance répandue que l’innovation technologique est la seule source de progrès. Perception d’un numérique très propre : “nuage”, serverless, etc.
  3. Culturels et économiques : les biens positionnels sont des objets que nous souhaitons posséder pour avoir une reconnaissance sociale. Les inégalités s’accroissent (dans les pays occidentaux), les plus riches achètent des choses qui les distinguent. Exemple : l’iPhone. C’est l’effet Veblen : une catégorie sociale envie les biens de la catégorie supérieure. Les grandes sociétés du numérique produisent le doute et mettent en avant un techosolutionnisme en faveur d’un monde informatisé. Le lien entre humain et nature s’est amenuisé ;
  4. Institutionnels et politiques : Qui décide ? De passer à la 5G, qu’il faut dématérialiser, etc.? Il n’y a pas de débat démocratique sur l’arrivée des technologies dans nos vies. Par exemple les lois AGEC et REEN ne sont pas assez ambitieuses. Le numérique amplifie la concentration de pouvoir. La transition numérique est souvent présentée comme facilitant la transition écologique, ce qui n’est pas prouvé.

Nous retenons aussi les deux criètres de “responsabilité” de Françoise Berthoud :

  • est-ce que votre projet dérange ?
  • est-ce que votre projet impacte d’autres domaines que le numérique ?

Ils vont sortir un papier bientôt détaillant ces enjeux de la sobriété numérique.

Enfin, José Halloy et Alexandre Monnin ont présenté leur masterclass “Bifurcations : du numérique aux territoires, en finir avec l’insoutenabilité” le lendemain. José Halloy est à l’origine de la qualification de “technologie zombie” :

Des technologies mortes à l’aune de la durabilité mais envahissant frénétiquement encore le monde au détriment des humain·es et de la biosphère.

De son point de vue, les hydrocarbures et le numérique sont des exemples de technologies zombies, de par leurs besoins en ressources minières limitées. Il montre le diagramme de la loi de Koomey qui représente l’évolution du nombre d’opérations de calcul que l’on peut produire par kWh :

Loi de Koomey

Les capacités de calcul évoluent de manière exponentielle par kWh, mais c’est relativement inefficace comparé à des systèmes organiques et il existe un effet rebond lié à ce gain de puissance. On le constate par exemple par les demandes croissantes en énergie électrique des grandes entreprises du numérique. Il oppose à ces technologies zombies les processus naturels qui existent depuis des dizaines de milliers d’années, voir plus, comme la photosynthèse. Pour plus de détails voir cet entretien croisé.

Alpha go Lee Sedol (champion de Go)
155kW 20W
chimie minérale chimie organique
matière sèche matière humide
récent (~50 ans) existe depuis des millénaires

Après ce constat, que faire ? Alexandre Monnin intervient avec la “redirection écologique”. Comment éviter ce qui est insoutenable ? De quoi a-t-on besoin pour opérer les fermetures de ces activités ? Quelles sont les personnes attachées à ces passifs zombie ? Pour lui, le renoncement n’est pas une question morale. Il s’agit de trouver un chemin de crête entre une fermeture soudaine qui est difficile à envisager (que faire des emplois ? Que faire des infrastructures ? Des parcs existants ?), et le business as usual en attendant par exemple que les mécanismes de marchés (offre/demande) fassent leur équilibrage (trop long et incertain). Il précise que les renoncements sont reçus différemment s’ils sont individuels ou collectifs. Il donne l’exemple de redirection “forcée” liée à la crise de l’azote aux Pays-Bas qui se trouve également dans son livre Politiser le renoncement.

En même temps on ne peut pas retourner en arrière du fait du nombre de personnes qui habitent la Terre : si nous vivions comme au Moyen âge nous n’aurions pas assez de ressources. La technologie “filtre”, “optimise” nos usages.

Cette bifurcation concerne tous les héritages, technologiques ou non, et pour le numérique il renvoie aux travaux de Benjamin H. Bratton.

Et aussi…

Ce focus sur la sobriété et le renoncement est biaisé par les conférences que nous avons choisi d’aller voir. Il était aussi question d’accessibilité, d’open-data, d’opensource au sens large, et d’IA bien sûr. Les “libristes” ne sont pas, loin s’en faut, des décroissants du numérique.

C’est d’ailleurs ce dont nous avons convenu avec Louis Derrac : son manifeste pour un Alternumérisme radical est à l’intersection entre la création de communs numériques et la soutenabilité environnementale et sociale.

Cela dit, l’événement dont le motto était “Pour construire le numérique d’intérêt général” proposait comme thématiques principales “Données et territoires”, “Écologie et soutenabilité”, “Communs et souveraineté” et “Inclusion et émancipation”. Il nous a paru, notamment lors de la plénière de clôture, où 8 intervenants ont eu 7 minutes chacun pour fermer les débats, que l’enthousiasme du public allait vers un certain techno-discernement avec l’intervention remarquée de Dominique Boullier.

Plaisir également d’avoir assisté à une masterclass de Xavier de La Porte sur le traitement du numérique dans les médias. Un peu comme un épisode en direct (et off) de “Le code a changé”.

Hype autour de Grist qui permet de “facilement structurer, manipuler, visualiser, diffuser et faire réutiliser ses données”. Il a été intégré dans la suite numérique. Nous sommes en train de voir comment il peut nous aider à nous outiller pour nos accompagnements CSRD, on vous en parlera bientôt.

L’édition 2024 aura rassemblé 1800 personnes, 330 intervenants, le tout gratuit. Nous avons été enthousiasmés par tous les échanges “off” que nous avons eus, les nombreuses rencontres riches et le bouillonnement autour de l’opensource et de la soutenabilité (ou pas ?) du numérique. Merci à tous les organisateurs, bénévoles pour cette édition.

EDIT 11/10/24: ajout des critères de Françoise Berthoud