Illustration de l'article Vue de Grenoble depuis le Moucherotte

Voilà, SICT2023, c’est fini. Une petite pointe de nostalgie déjà, car nous avons passé trois journées mémorables là-bas. C’est une des plus belles conférences à laquelle nous avons eu la chance de participer. Une safe place qui permet de se sentir libre de s’exprimer sur les différents sujets que nous avons abordés. Des rencontres enrichissantes, bref c’était un peu des vacances (fatigantes) dont on ressort plus tout à fait pareil qu’au premier jour.

Le premier sentiment qui vient et, semble-t-il, était partagé, est celui de ne plus se sentir seul. D’être enfin compris sur les défis liés aux TIC dans cette période de crises multiples. Plus besoin d’expliquer les constats, les statistiques, les termes, car tout le monde est au courant. Un entre-soi, mais le temps de la conférence, ça fait du bien et ça permet de creuser des sujets, d’élargir des horizons. Car si le constat était partagé, les disciplines, les personnes étaient variées. Les présentations également, allant de la performance artistique autour de l’IA en passant par des interventions sans écrans, un retour d’expérience d’activiste du climat, des ateliers, des tables rondes, une randonnée (au Moucherotte donc), et même un musée interactif pour la clôture.

La conférence avait pour thème principal :

Radical changes for sustainable and equitable ICT in times of compounding crises

(Des changements radicaux pour des TIC soutenables et équitables en période de crises multiples)

Parmi les nombreuses thématiques qui ont capté notre attention, en voici quatre qui méritent d’être soulignées.

Des crises enchevêtrées

L’anthropocène, cette période géologique marquée par l’impact des activités humaines sur la Terre qui selon les uns débute à la colonisation de l’Amérique du Nord par des chasseurs-cueilleurs asiatiques, jusqu’à (pour d’autres) la fin de la 2e guerre mondiale, se décline en 4 crises majeures :

  • le réchauffement climatique
  • la disparition de la biodiversité
  • la pollution
  • l’épuisement des ressources abiotiques (minerais, eau)

Ces crises se manifestent déjà par leurs impacts sur nos activités humaines :

  • une économie précarisée par la pandémie de COVID et les confinements qui révèlent des inégalités sociales et l’augmentation de la pauvreté
  • un accroissement des tensions diplomatiques liées à la guerre en Ukraine qui entraîne des fragilités dans les chaînes d’approvisionnement de nourriture et d’énergie
  • des pays notamment dans l’hémisphère sud qui sont déjà en instabilité politique et humanitaire comme la corne de l’Afrique de l’Est (Soudan, Érythrée, Somalie, Kenya) à cause du dérèglement climatique
  • une augmentation de fréquences et d’étendue des feux de forêts
  • une intensification des tempêtes, des cyclones et des inondations
  • des accès à l’eau de plus en plus difficiles à cause des sécheresses et pollutions
  • des pertes de récoltes et une diminution des rendements agricoles

De fait, 6 des 9 limites planétaires sont déjà atteintes et celles qui sont restantes risquent aussi d’être dépassées sous peu (par exemple l’acidification des océans).

Ce que certains appellent la 6e extinction de masse rend l’approvisionnement en nourriture de plus en plus difficile et l’on se rend bien compte que ces différents phénomènes sont reliés entre eux de manière systémique. Cela signifie que des boucles de rétroaction sont à l’œuvre, rendant certains phénomènes non linéaires et très difficiles à prévoir et appréhender pour nous, les humains.

Voilà, ce n’est pas gai, raison pour laquelle il est préférable de ramer à plusieurs, et plaider pour des changements radicaux (éthymologiquement dans les racines de nos sociétés), le plus rapidement possible.

Stratégie de lutte non violente

C’est dans cette optique que les activistes de Scientist Rebellion adoptent une approche de désobéissance civile non violente. La Dresse Anaïs Tilquin est venue témoigner de son action à temps plein de militante engagée pour le climat au sein de SR et plus généralement du Réseau A22. C’était un témoignage poignant, sensible et déterminé, qui fait douter de l’utilité de nos expérimentations dans la Tech. Après une présentation des faits scientifiques

diagramme du réchauffement depuis -20000 Jane Morton “Don’t mention the emergency?”

Elle nous fait part de son questionnement :

  • Quelles sont nos responsabilités ?
  • Si je n’agis pas, qui le fera ?
  • Si ce n’est pas maintenant, quand ?

Face à cela, certains détracteurs critiquent les méthodes utilisées, arguant que :

OK pour la cause que vous défendez, mais ce n’est pas la bonne manière – bloquer des routes, verser de la soupe sur les vitres de protection de tableaux connus, etc.

On est un peu désarçonné, sauf à dire que l’objectif est de braquer les projecteurs médiatiques sur les causes. Anaïs nous dévoile le “B-A-ba du conflit non-violent” (nonviolent conflict 101) qui sous-tend ces opérations :

  • l’action ne crée pas le conflit, celui-ci est déjà présent (comme évoqué précédemment)
  • la paix n’est pas l’absence de tension : c’est la présence de justice
  • cibler le public est essentiel : la disruption fonctionne, est nécessaire et déplaisante
  • l’attitude de l’action non violente est empreinte de discipline, de dignité et responsabilité pour rétablir les relations
  • la création de polarisation pousse chacun à prendre position, incitant les opposants à commettre des erreurs et les alliés à monter en puissance.

Enfin, elle précise qu’avec son entourage il est plus efficace de ne pas essayer de convaincre les personnes critiques, mais d’activer celles qui sont indécises.

La technologie n’est pas neutre

C’était notre première présence à la conférence SICT, mais il semble que cette thématique soit récurrente depuis 3 ans.

La technologie c’est comme un marteau tu peux construire une maison ou taper sur ton voisin.

Peut-on oublier nos mobiles, réseaux sociaux, moyens de communication, comme on peut oublier un marteau une fois qu’on s’en est servi ? Comment aborder la question de la neutralité de la technologie dans un environnement techno-centré ?

La keynote de Christoph Becker “Designing for Sustanability: Is Computing Insolvent?” questionne cette thématique et donne des éléments de réponse. En partant de la complexité du constat (par exemple le dépassement des limites planétaires), il montre la complexité de la soutenabilité selon 3 axes :

  1. la complexité du sujet en soi
  2. la complexité sociale
  3. la complexité éthique

L’hypothèse faite dans le livre A Perfect Moral Storm: The Ethical Tragedy of Climate Change étant la suivante :

Les discours dominants à propos de la nature du dérèglement climatique sont scientifiques et économiques. Mais le défi principal est éthique. Ce qui importe le plus c’est ce que nous faisons pour protéger ceux qui sont les plus concernés et vulnérables à nos actions, tout en étant dans l’impossibilité de nous en tenir responsables. En particulier les générations futures des pays en voie de développement et les espèces non-humaines.

Christoph Becker part du principe que l’informatique est orientée “résolution de problème”. De manière anthropologique, on peut dire que la façon dont les humains résolvent des problèmes complexes se fait de manière computationnelle. La démarche scientifique se base sur des modélisations mathématiques, des calculs et une validation de la reproductibilité de l’expérience par des pairs. L’entraînement des modèles d’intelligence artificielle est basé là-dessus : on a des modèles complexes avec des milliards de paramètres (175 pour chatGPT3), on itère pour ajuster ces paramètres afin d’aboutir à un résultat proche d’une réalité souhaitée. Par exemple un agent conversationnel dont les phrases sont correctes et compréhensibles par un être humain.

Dans les trois déclinaisons de la complexité des crises planétaires, on peut supposer que l’informatique aide à résoudre la première, partiellement la seconde, mais sera inopérante pour la 3e. Le souci c’est que les chercheurs, en particulier dans le champ informatique, ne sont pas câblés pour sortir de cette illusion d’objectivation du problème climatique et de potentielles résolutions par une suite de décisions rationnelles. C’est un clash culturel.

Cela ne revient-il pas à s’interroger sur la volonté de puissance, une forme d’hubris scientifique ? Ce dont parle souvent Aurélien Barrau ainsi que Jacques Ellul dans cette citation :

Jacques Ellul en 1990

“si l’homme continue à n’avoir qu’une idée, c’est la puissance et on lui donne les moyens de cette puissance, il va l’utiliser le plus rapidement possible. La technique ne supporte pas qu’on la juge. C’est-à-dire les techniciens ne supportent pas qu’on porte un jugement éthique, moral sur ce qu’ils font. Et pourtant porter des jugements éthiques, moraux, spirituels c’était ça la plus haute liberté de l’homme. Or je suis privé de ma plus haute liberté. C’est-à-dire que je peux faire moi, tous les discours que je veux sur la technique, les techniciens, ça leur est complètement égal, ils ne changeront rien à ce qu’ils sont en train de faire, ce qu’ils ont décidé de faire, et ce qu’ils sont conditionnés à faire. Car le technicien n’est pas libre, il est conditionné. Il est conditionné à la fois par son éducation, par les pratiques qu’il a, et par l’objectif à atteindre. Il n’est absolument pas libre dans l’exercice de sa technique, il fait ce que la technique exige. Voilà pourquoi je pense qu’il y a un conflit entier entre la liberté et la technique”.

Alors que faire ?

Il suggère d’avoir des “amis” techno-critiques (critical friends) qui osent vous dire des choses inconfortables, mais que vous écoutez attentivement. Une sorte de Elinor Ostrom, Monique Wittig, Rachel Carson, Jacques Ellul sur l’épaule gauche en face du Ellon Musk, Jeff Bezos, Sam Altman, Bill Gates (rayez les mentions inutiles) que nous avons tous en tant qu’informaticien sur l’épaule droite. Il nous donne des exemples d’amis : la pensée féministe et intersectionnelle, la systémique critique ? (Critical Systems Thinking), les études sur la science et la technologie, les sciences cognitives, etc., tout ce qui peut nous aider à nous défaire de nos biais et structures mentales.

La construction de récits de futurs numériques durables

Et si une autre manière de changer notre culture informaticienne de la résolution de problème n’était pas notre initiation à raconter des histoires de futurs désirables ?

Nous avons participé à la table ronde du vendredi sur la construction de récits. Nous y avons été invités à la suite des ateliers que nous avons faits autour des futurs numériques désirables.

Nous avions 3 objectifs :

  • quelles sont les alternatives à la trajectoire actuelle ?
  • quels sont les rôles de la recherche dans l’anthropocène ?
  • qu’est-ce qui empêche ces imaginaires d’advenir ?

Pablo de Frugarilla préconise de se focaliser sur l’objectif, à la manière de la fresque de la Renaissance Écologique (comme nous l’avons évoqué dans notre retour sur Demain C’est Maintenant).

Vous êtes en 2050 et vous êtes heureu·x·se, pourquoi ?

Il indique que l’élaboration de récits d’ici là est trop complexe. Il illustre cela par une représentation des enjeux du conflit afghan par l’armée américaine (qu’on peut présager comme plus simple que les crises de l’anthropocène) :

Afghanistan Stability/COIN Dynamics

En revanche il soutient que cette construction requiert des principes.

Framasoft suggère ceux des lowtech (ou disons proche) pour façonner cet avenir :

L’archipelisation est un concept qui vient du poète Édouard Glissant, et consiste en “un réseau de petites structures agiles et flexibles reliées entre elles par des outils conviviaux”. Cette notion “d’outil convivial” est d’Ivan Illich dans son livre “La convivialité” et s’oppose aux structures industrielles exerçant un “monopole radical”, c’est-à-dire tellement efficace qu’il disqualifie tous les autres moyens de rendre un service ou un bien.

Enfin pour Commown qui gère un parc important de mobiles Fairphones et de PC durables pour la location, il va falloir gérer la rareté matérielle. Cela va demander de partager les ressources et de faire évoluer leur design ; ce que propose par exemple Framework avec ses ordinateurs portables modulaires et réparables.

Malheureusement, nous n’avons pas eu le temps d’aborder ce qui empêche les récits d’advenir. Cependant, de notre côté, nous avions identifié certains points :

  • les amish et l’utilisation de lampes à huile : que veut dire “progrès” ?
  • la notion d’espace bienveillant : les émotions v.s. la rationalité ?
  • la peur des personnes vivant de la technologie de perdre leur travail, pouvoir : comment les rassurer ?
  • la perte de confort qui empêche la sobriété : comment ralentir sans perdre en qualité de vie ?
  • la technologie qui alimente la technologie (ce qu’évoque Ellul dans la citation plus haut) : comment introduire une réflexion sur l’adoption de certaines innovations dans la société (comme la 5G) ?

Terminons avec la réflexion de Florent de Commown :

ne peut-on pas laisser les gens penser par eux-mêmes plutôt que de leur proposer nos histoires de futurs du numérique ?

Et si cette question des récits n’était qu’un nouveau tour de notre “narcisse qui braille” ?


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